3:04.38 - partie II
Après la course, ma salive est revenue comme s’il ne s’était rien passé. Après la course, ce sont mes alvéoles qui se sont transformées en milliers de rangs parfaitement cordés de petits raisins secs. Cinq tours de piste à ma vitesse maximale. L’utilisation optimale de ma capacité pulmonaire complète. Des centaines de litres d’air sec - de l’aridité d’un gym chauffé dans l’hiver depuis des mois – inspirés et expirés de mes poumons pour oxygéner mes muscles qui, un à un, menacent d’imploser. Ça durera deux jours de toux sèche, de la toux creuse d’un lendemain de brosse passé à fumer des clopes comme pour se sauver de l’oxygène toxique. Revient me hanter la même toux qui me réveillait les nuittes de brosse de mes années bum. Ce toussage était un bon pis un mauvais souvenir en même temps. C’était un souvenir.
La course. L’analogie de la lecture dans un show de poésie se poursuit. Je vais toujours me rappeler de ma première lecture comme de mon premier french comme de ma première course : pas très bien, une explosion à laquelle on survit. Je me souviens de mes splits, de mon objectif, de la distance que je laisse volontairement s’installer entre le pack et moi parce que je veux pas casser, puis je me souviens la trahison de cet inconnu que j’ai laissé me berner. Je me souviens le damner en serrant les dents.
Tour 1, 0:36, on suit le plan
Tour 2, 1 :12, on suit le plan
Tour 3, 1 : 52, quoi? 1 :52? C’est quoi ce chiffre-là? J’avais appris les chiffres par cœur, comme un mantra, 36, 1 :12, 1 :48, 2 :24 pis à bloc.
1 :52. Je passe la ligne. 1 :52. Le gars devant moi a ralenti pis je m’en suis pas rendu compte. J’ai perdu quatre secondes, QUATRE SECONDES?! Impossible à rattraper. Je le dépasse, je serre les dents. Comment ça a pu arriver? Dans la courbe qui marquait le 500 mètres, je nous ai senti ralentir et une partie de mon cerveau, cette partie qui devait prendre une décision rapidement, s’est dit je me surprends d’être confortable. Comme en training quand les gars décident de rentrer un lap en 0 :42. Comme dans un training quand les gars décident de rentrer un… fuck.
J’ai compris, le lendemain en repensant à la course, ce qu’étaient les centaines de microdécisions dont parlent les analystes en décrivant une course. Ça m’a pris 4 secondes et un gros criss de cadran avec des chiffres rouges de 18 pouces de haut pour me faire comprendre mon erreur. Quand mon ami Charles-Ugo me parle d’avoir manqué le standard de 0,8 seconde, je réalise à quel point c’est rien : un pas, un souffle, un mouvement d’air. J’ai manqué mon objectif de 4 secondes parce que je me suis laissé envoûté par le mirage du référentiel mouvant. Mon seul ancrage sur l’espace-temps était ce coureur fatigué sur lequel je me suis appuyé… et il m’a trahi.
Digression #2: On apprend quand on est petits que les humains ont cinq sens (ouïe, odorat, vision, goût et toucher), mais j’aime m’imaginer l’humain comme un paquet de sensors et me poser la question « si je faisais un robot humanoïde, quels sensors devrait-il avoir pour être l’équivalent à un humain? ». En voyant l’humain comme un système, ça permet de comprendre à quel point on est dans le champ avec nos cinq sens. Il en manque plein : la proprioception permet de savoir où sont nos membres sans les voir, donc sans « la vision », si tu fermes les yeux et déplaces ta main dans l’espace, tu n’es pas surpris de « voir » où elle est rendue en ouvrant tes yeux. C’est parce que tu as des capteurs de position sur tes articulations et une perception de la force/couple aussi (load cell/torque cell) aux joints. L’humain est aussi bon pour sentir les écarts de température (thermocouples) et pour garder son équilibre (IMU, centrale inertielle). Une chose que j’ai presque toujours négligée c’est la capacité de l’humain à évaluer le temps : l’horloge interne. Je la néglige toujours parce que la mienne est clairement déréglée. J’ai vraiment de la difficulté à m’imaginer le temps qui passe. Ce qui est absolument fascinant des coureurs, c’est leur capacité à percevoir le temps et à contrôler leur puissance en fonction du temps. Les gars avec qui je m’entraine les lundis soirs sur la piste disent on fait des 200 sur 34, pis ils courent 200 mètres en 34 secondes, à très peu de variation. Même chose quand ils disent en 30, ou en 42. Cette précision me subjugue. Les coureurs sur piste s’entraînent pour contrôler très précisément leur power output avec une mesure qui leur permet de corriger aux deux cent mètres. Je pense qu’au-delà des vitesses fulgurantes qu’ils atteignent, leur capacité à se positionner dans l’espace-temps est ce qui m’impressionne le plus. Ça n’implique pas de sensors supplémentaires sur notre robot parce qu’on a déjà la mesure de la position, d’accélération, de force et de temps (contrairement aux humains, les robots ont une excellente horloge interne), mais ça demande un algo de contrôle un peu plus raffiné que ce que je m’imaginais concernant la gestion de la puissance. Comme dirait Charles Tisseyre, c’est fascinant. Fin de la digression #2.
J’ai couru, j’ai ralenti, j’ai damné un coureur, mais le coureur, c’était moi, puis j’ai essayé d’accélérer. Si j’avais eu assez de salive dans yeule pour que mes papilles gustatives fonctionnent correctement, ça aurait sûrement goûté le fer. J’ai l’impression d’avoir rentré mon dernier tour en 33, mais si c’était le cas j’aurais pas fait 3 :04. J’ai été le plus vite que je pouvais, mais il était trop tard.
J’ai passé la ligne en 3 :04.38. À 4.38 secondes de mon objectif. J’étais pas déçu. J’ai pas eu l’impression d’avoir laissé quoi que ce soit sur la piste ce soir-là. J’ai tout donné, je me suis laissé bercé par un confort qui n’avait pas sa place dans une course de 1000 mètres, puis ça a donné 3 :04.38. Mon père était là. Je pense que je voulais l’impressionner. J’étais déçu de ne pas faire sub-3 pour lui, mais il s’en foutait tellement. J’ai senti qu’il était vraiment impressionné. Ça roulait en maudit. J’y ai dit que j’étais déçu un peu. Il m’a dit bin non mais c’est fou, 4 secondes sur 180 secondes, c’est des miettes de pourcentage quand on le voit de même, c’est rien! Y’a raison. Pis sur une échelle temporelle assez longue, tout le monde s’en fout!
Observation intéressante : toute la soirée après ma course, je pensais avoir été mis dans une vague vraiment trop rapide pour moi tellement j’étais loin derrière les deux filles qui me précédaient. Le lendemain en allant voir les résultats j’ai compris que j’étais exactement dans la bonne vague et que j’aurais dû m’accrocher au pack. J’y croyais pas en voyant les temps de ma vague sur le site officiel. Les deux filles devant moi ont fait sub3, tout juste (2 :58 et 2 :59). C’était exactement mon objectif. Sur la piste, j’avais l’impression qu’elles avaient un demi tour de plus que moi. À vrai dire, j’étais tellement loin du pack que je ne savais pas qui étaient les gens qui étaient devant moi, peu importe leur genre. Charles-Émile et Sam, mes deux amis de la vague, étaient tellement loin que j’essayais même pas de les retrouver (de toute façon, j’étais à deux doigts de m’évanouir). Cinq secondes, dans un tour de 35 secondes, c’est « juste » un septième de piste, un peu moins de 30 mètres. Un peu moins de 30 mètres. C’est quand même loin en criss dans le fond! J’étais dans la bonne vague, j’ai juste pas été assez vite!
J’aurais beaucoup plus à dire, surtout sur la douleur et la discipline et l’humilité et la perception de la vitesse et la vitesse elle-même. Sur la course aussi, dans ma vie, comme sport, mais – surtout - comme bouée. La communauté. L’enthousiasme weird des coureurs qui vivent un peu comme si la mort ne les concernait pas. L’incompatibilité fondamentale entre la course et le cynisme. L’incompatibilité qui en découle, entre la course et la poésie. Je ne sais plus ce qui me sauve, mais je sais au moins que si j’ai à me sauver de quelque chose, je suis capable de le faire un peu plus vite que la moyenne!